La Mort de Daire (Alexandre HARDY)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1619.

 

Personnages

 

DAIRE

ARTABAZE

MASÆE

BUBACE

ALEXANDRE

HÉPHESTION

PERDICE

MÉNIDE

TROUPE DE SOLDATS PERSANS

CHŒUR D’ARGYRASPIDES

BION

BESSE

NABARZANE

PATRON

POLYSTRATE

CRATÈRE

SYZIGAMBE

CHŒUR DES FILLES

BAGYSTANE

 

 

ARGUMENT

 

Daire après la bataille du Granique, où ses Lieutenants furent vaincus par Alexandre  le grand, amasse une armée de six cents mille combattants, pour s’opposer aux progrès du victorieux : Mais ayant été défait en deux mémorables journées, ce pauvre Prince résolut de se sauver en la Bactriane, province frontière des Indes. Parmi ce désespoir d’affaires, Besse chef des Bactriens et Nabarzane conspirent contre lui : ce que Patron Capitaine des Grecs qui étaient à la solde de Daire lui découvre, le priant de se tirer à sauveté dans son bataillon. Daire craignant d’augmenter la mauvaise volonté des siens s’il monstre quelque défiance, néglige l’offre, et l’avis de ce fidèle Grec. Là dessus Besse qui sait sa conspiration découverte, en pressant l’exécution, se saisit de la personne du Prince, et le laisse navré à mort dans un chariot de bagage, tandis que lui se sauve à la fuite, d’autant qu’Alexandre les poursuivait de près. Polystrate vieil Soldat Macédonien, trouve d’aventure Daire, tirant aux abois, renversé de son chariot : et après avoir appris son désastre de sa propre bouche, le court annoncer à Alexandre, qui se porte à l’instant sur les lieux, trouve Daire mort, qu’il couvre de sa cotte d’armes, déplorant la cruauté de son destin. Il commande qu’on lui donne une sépulture Royale, et continue à poursuivre Besse, qu’ayant rateint, il fait démembrer par deux arbres pliés ensemble de force, pour supplice digne de son parricide.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DAIRE, ARTABASE, MASÆE, BUBACE

 

DAIRE.

Flambeau de l’Univers qui dessous ta tutelle,

Comme plus révéré de la troupe immortelle,

Maintins si longuement les Perses valeureux :

Las peux-tu sans remords nous voir si malheureux ?

Peux-tu voir un Empire où ta grandeur s’adore,

Qui s’étendait jadis du couchant à l’aurore,

Perdre l’antique gloire, et courre le danger

De l’opprobre honteux d’un servage étranger ?

Dissipe, aime Soleil, dissipe l’entreprise

De ce jeune insensé qui nos forces méprise.

Qui semble disposer des armes et du sort,

Inévitable foudre où tombe son effort.

J’atteste, Delien, ta flamme vagabonde,

Qu’un désir de régner ou de plus vivre au monde

Qui n’a plus rien pour moi d’agréable et de beau

Ma compagne moitié hôtesse d’un tombeau.

Ne t’adresse ces vœux, rien que la seule envie

De rendre aux miens, premier, la liberté ravie,

De remettre l’Empire es mains d’un successeur.

Tel que je le reçus, aussi ample, aussi sûr :

Nulle autre occasion (tu le sais) ne m’anime

À ce vœu raisonnable autant que magnanime ;

Choir après, ombre vaine, au nocturne séjour

Me contente, rejoint à l’aube de mon jour.

ARTABASE.

Que votre Majesté rallume son courage

En la gloire future après ce long orage,

Gloire d’avoir vaincu, tous les dars émoussés

De l’adverse fortune et des cieux courroucés ;

Plus le Pilot expert eut la tempête forte,

Plus, franchie, son art de louange rapporte.

Moindres malheurs ne sont soutenus sans effroi,

Capables d’illustrer la constance d’un Roi

Qui réprime dans peu l’audace forcenée

Du Corsaire étranger touchant sa destinée ;

En qui la violence espère le destin

De ces torrents qu’avorte et que perd un matin,

Où fortune dément sa nature infidèle,

Où l’Icare n’a plus que prétendre chez elle,

Qui donnera d’exemple horrible à l’Univers,

La chute que ne peut éviter ce pervers.

DAIRE.

Si quelque déité dans le Ciel équitable,

Une présomption châtie insupportable,

Quel désastre n’a point l’orgueilleux mérité,

Jusques-là parvenu de sa témérité,

Que mon Empire offert à diviser ensemble,

Et le plus sainct lien qui les hommes assemble

En ma fille soumise à ce Corsaire époux,

Ont souffert son refus qui s’en prévaut sur nous.

Mais hélas où le sort me comble d’infamie,

Où il verse le plus de sa haine ennemie,

Où j’éprouve, abattu, son inique rancœur,

Naguères ma moitié captive du vainqueur.

Libre n’a peu descendre en la tombe poudreuse,

Recevoir à mes yeux sa pompe funéreuse,

Celle qui posséda mon courage, n’a pas

Ses lugubres honneurs, autres qu’un peuple bas,

Celle que d’adorer tout un monde fît gloire,

Passe comme inconnue en la région noire.

BUBACE.

Sire, que tel regret n’afflige vos esprits,

Alexandre a le soin de ses obsèques pris,

Avec mêmes honneurs, même pompe royale

Que lui-même privé d’une épouse loyale,

Que lui-même réduit à ce piteux devoir,

La Reine entre les siens ne pouvait plus avoir,

La Reine entre les siens ne pouvait, expirée,

D’un convoi plus célèbre être plus honorée.

Son heur en ce seul point défectueux alors,

Qu’avant que de passer vaine ombre chez les morts,

Votre gloire demeure interdite à sa vue.

D’autres honneurs en tout suffisamment pourvue.

DAIRE.

Courage au moins j’éprouve un soûlas malheureux,

En la douce pitié du vainqueur généreux.

Mais viens, que seuls à part mon esprit s’éclaircisse

Du scrupule conçu sur un puissant indice :

Si tu n’es partisan de la prospérité,

Si flatteur tu ne veux taire la vérité,

Si ta première foi ne s’est point corrompue,

D’espérances en l’air par l’ennemi repue,

Si tu vis persistant sous le joug de nos lois,

J’adjure ce devoir que rendre tu soulais,

J’adjure la candeur de cet antique zèle,

Que tu m’ôtes un ver qui jaloux me martèle ;

Ne mens point, est-ce pas, voire le moindre deuil

Et plus à tolérer qu’une femme au cercueil.

Mon honneur entamé, dont la plaie me donne

Plus d’appréhension que ma propre couronne :

Car quelle bienveillance aurait la possédant

Vers sa belle captive un jeune Prince ardent ?

Ah certes la luxure à mon renom funeste,

Des honneurs conférez la cause manifeste,

L’adultère une usure exécrable en a pris,

Fraude plus qu’apparente aux plus louches esprits.

BUBACE.

Sire, au nom de ces dieux qui vengent l’innocence

Et qui de mon courage ont seuls la connaissance,

Ne veuillez la vertu d’Alexandre offenser,

Plus grande que mortel ne l’oserait penser,

Sa prouesse vainquit à vive force d’armes

Nos soldats, souvenir qui provoque mes larmes,

Mais moins vaillant que chaste onc regard dissolu

Qui sortit de ses yeux, nos Reines n’a poilu ;

Son armée leur fut la franchise d’un temple,

Où rien que de modeste et que de bon exemple

Paisibles, n’entretint leur pudique repos.

Et en cas qu’imposteur j’avance le propos,

Qu’à vos genoux ici le Tonnant me foudroyé.

Que des rages d’Enfer mon esprit soit la proie.

S’il se trouve autrement, qu’on tenaille ce corps,

Qu’on lui face souffrir, pour une, mille morts,

Sire, ne donnez plus à telle frénésie

Un accès sans sujet en votre fantaisie,

Et puisse à cela près la Persane grandeur

Recouvrer sous son Roi la première splendeur.

DAIRE.

Dieux qui tenez le frein des affaires du monde,

Dessus qui l’homme droit ses espérances fonde,

Souverains de qui sont nos Empires bornés,

Qui les pouvez ôter comme vous les donnez,

Faites, où que fléchis, ma guerrière conduite

Mette les ennemis et les malheurs en fuite,

Qu’elle rende la Perse à sa prospérité ;

Où si telle faveur je n’ai pas mérité.

Si de vous ma prière au besoin se méprise,

Si la force succombe au faix de l’entreprise,

Qu’ a l’insigne vertu de ce preux Macedon

Mon trône désormais demeure de guerdon,

Qu’il y soit seul assis successeur en ma place.

Toi, fais que ce secret à nul autre ne passe ;

Sus, allons mes amis ensemblement pourvoir

Que ce monde guerrier se range à son devoir,

Le nombre nuit alors que l’ordre ne précède,

Où tout à leur mélange insurmontable cède,

S’entend chez vos pareils qu’anime la valeur,

Aiguisés de courage au précèdent malheur.

ARTABASE.

Ces paroles nous sont un augure notoire,

Un éclair qui reluit de la proche victoire,

L’assurance que porte un Empereur au front,

Rend le soldat à vaincre et plus propre et plus prompt.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, HÉPHESTION, PARMÉNION, PERDICE, MÉNIDE

 

ALEXANDRE.

Invincibles guerriers a qui veut ma fortune

Rendre sur l’Univers sa puissance commune,

Astres de qui ma gloire emprunte sa clarté,

(Un principal nuage à cette heure écarté)

Peu de labeur nous met à même la lumière.

Peu de labeur nous cueille une couronne entière.

Daire déjà vaincu que le nombre séduit,

Ains que le désespoir a ce destin réduit,

Retente le combat et ose, téméraire.

Négliger un moyen de fuite salutaire :

Doncques favorisez de telle occasion,

Je n’use à vos valeurs de persuasion.

Trop certain que chacun respire la bataille,

Le doute qui sans plus important me travaille,

Consiste de pouvoir, vos avis consultés.

Résoudre entièrement sur les difficultés

Des lieux, du temps, de l’ordre à vaincre nécessaires,

Sans que la moindre prise on donne aux adversaires ;

Chacun donc la dessus opine librement,

Tel exploit ne se peut faire trop sûrement.

HÉPHESTION.

La chose de soi-même apparente resonne,

Que sans autre besoin que plus on s’arraisonne,

Il faut fondre soudain sur l’ennemi peureux,

Et vainqueurs de tout point les rendre malheureux.

Et ne permettre pas qu’ayant repris haleine

Tel délai nous accrût le péril et la peine.

PARMÉNION.

Sa perte ne le fait que sage à l’avenir,

N’anime que les siens d’un honteux souvenir,

Qui font plusieurs milliers, incomparable nombre,

Devant qui notre armée apparaît comme une ombre,

Digne que son salut nous tienne soucieux,

N’ayans ressource aucune après dessous les cieux.

PERDICE.

Telle confusion de Barbares, ressemble

Aux taureaux indomptés, que même joug assemble,

Discordants à tirer, le laboureur en vain

Les flatte de la voix, les presse de la main.

Sans en pouvoir jamais retirer de service

À fendre les guérets de la terre nourrice :

Sa multitude ainsi difficile à régir.

Dans le port de nos vœux nous fait plutôt surgir,

Elle leur facilite une victoire belle.

Et la demeure ôtée au combat nous appelle.

ALEXANDRE.

Ajoutons que réduits en montagneux détroits

Avec un embarras infini de charrois,

L’imprudence du chef ses forces diminue,

Vu qu’ à nous joindre égaux, la poussière menue

Ne s’écarte plutôt des sifflants tourbillons.

Que notre premier choc fendra leurs bataillons,

Libres, délibérés, sans crainte que le nombre

Nous puisse, enveloppés, apporter de l’encombre.

HÉPHESTION.

Sire, outre ces raisons, l’infructueux séjour

Renforce l’ennemi, croissant de jour en jour,

Pareil à ces ruisseaux que les fortes ravines

Grossissent au Printemps des montagnes voisines.

Nous à qui l’espoir git en la seule valeur,

Nous qu’un chef immortel affranchit de malheur.

Blâmables pour n’avoir jà mis en vau-de-route

Ce reste d’ennemis qui notre nom redoute,

Puis le soldat languit ; sa martiale ardeur

À la longue, en danger d’une molle tiédeur,

Lâchons-le seulement, ne plus ne moins qu’on lâche

Sur le Heure peureux un lévrier d’attache,

Et ce monde infini de barbares offerts,

Repeuplera soudain les ténébreux enfers.

ALEXANDRE.

Donc résous de donner au plutôt la bataille.

Comme avis approuvé que je veux qui prévaille,

Faisons qu’un tans préfix et l’ordre du combat

Range au devoir chacun sans tumulte ou débat,

La prévoyance doit munir un Capitaine

Qui veut frayer aux siens la victoire certaine.

PARMÉNION.

Avouons néanmoins que les plus assurés

Es scadrons ennemis, de l’œil remesurés,

(Si ce monstrueux amas permet quelque mesure)

Font d’un très grand hasard la saine conjecture,

Qui n’accompagnera d’une ruse l’ effort,

Pour vaincre l’ennemi, quand au nombre, plus fort.

ALEXANDRE.

Nos hommes bien conduits, quelle meilleure ruse

Qu’ouvrir à coups d’épée une masse confuse,

La battre, la charger a la tête et aux flancs,

Daire même choisi a travers de ses rangs,

(Ébat qui m’appartient) à fin qu’en sa personne

Tout le reste abattu aisément on moissonne.

HÉPHESTION.

Ô généreux oracle et digne qu’imparfait

Nous t’allions de ce pas convertir en effet.

PERDICE.

Quiconque ne l’approuve a la crainte dans l’âme,

Et couard ou perfide il mérite du blâme.

PARMÉNION.

La jeunesse bouillante approuve bien souvent

De furieux projets qu’elle va concevant.

ALEXANDRE.

Un conseil proposé qui soit plus salutaire,

Le mien lui cédera de bon cœur volontaire.

PARMÉNION.

Sire, l’expérience acquise à mes vieux ans,

Bien qu’au pair du courage. avec les plus ardants.

Ose dire qu’on dût, alors que la nuit sombre

Cache aux yeux tous objets sous l’horreur de son ombre,

Surprendre l’ennemi, le rompre, le charger.

Et aux notres ainsi la terreur étranger

Qu’apporterait l’aspect d’une flotte barbare,

Plus nombreuse en guerriers qu’en épics le Gargare,

Qui ressemble une mer infinie à la voir.

Et qui peut mieux le jour à son salut pourvoir,

Moins la victoire coûte et de sang et de peine,

Plus à un sage Chef de louange elle amène.

ALEXANDRE.

N’advienne que jamais Alexandre vainqueur

Dérobe la victoire, acte d’un lâche cœur,

Qu’autrement qu’en lion sa vaillance procède,

La fraude présuppose une crainte qui cède :

Je veux que le Soleil témoigne à l’Univers

Qu’ a la forte vertu tous chemins sont ouverts,

Je veux que l’ennemi ne trouve cause aucune ;

Dessus quoi rejeter son suprême infortune,

Dessus quoi renouer tel espoir qui ferait

Que la guerre d’un siècle éteinte ne serait,

Je ne veux l’Orient subjuguer en ténèbres,

Tâche ignominieuse à mes exploits célèbres

Chez qui toujours l’honneur tiendra même compas,

Au moins tant que Cloton les borne du trépas.

HÉPHESTION.

Prudence incomparable, une si riche proie

Anime le soldat plus qu’elle ne l’effraie :

Même nos Macedons qui marchent, vieux routiers,

Où excède le nombre, aux coups plus volontiers,

Qui, pourvu que leur Roi les conduise à la guerre,

Lui peuvent asservir le reste de la terre.

ALEXANDRE.

Le Soleil ne saurait que son cercle mouvoir,

Moi sur autres sujets exercer mon pouvoir,

Ma gloire à vos valeurs sympathise de sorte,

Qu’une cause sans l’autre aucun fruit ne rapporte,

Que ma conduite ailleurs ne pouvait prospérer,

Ne vous sous autre Chef de lauriers espérer ;

Heureux tempérament : mais j’aperçois Ménide

Commis à découvrir où le Perse timide

Sa retraite achemine : Et bien qu’apportes-tu ?

Triomphons-nous premier que d’avoir combattu ?

Que font les ennemis ? quelle nouvelle apprise

Sur eux, par ton moyen, donnera quelque prise.

MÉNIDE.

Sire, un grand bruit confus nous a court arrêtés.

Outre des feux qu’on voit luire de tous côtés

Sur ces coteaux voisins où campe le barbare,

Qui selon l’apparence au combat se prépare,

Voilà ce qu’on a fait, car pousser plus avant

Ne se pouvait, qu’en suite un affront recevant.

ALEXANDRE.

La nuit porte conseil, que nos gardes assises,

Plus fortes et plus près évitent les surprises,

Chacun au demeurant averti que demain

On met à ce chef-d’œuvre une dernière main.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DAIRE, MASÆE

 

DAIRE.

Naguères mes amis absolu d’un Empire

Depuis où l’Océan fait ses vagues rebruire

Jusques à l’Hellespont, l’inconstance du sort,

Ores telle grandeur met en proie au plus fort,

Nous avons autrefois combattu pour la gloire.

Aujourd’hui le salut dépend de la victoire,

Non le simple salut, mais bien la liberté

Sans qui le jour n’a plus d’agréable clarté,

Sans qui l’homme de bien doit négliger sa vie

Aux tyrans oppresseurs remourante asservie :

Bref ce même Soleil maintient ou détruira

L’Empire le plus grand où sa torche luira.

Le Granique nous vit les ennemis combattre

Avec faible puissance et qui se laissa battre ;

Vaincus en Cilicie on avait son recours

Où le Tigre et l’Euphrate ainsi que fortes tours

Défendent la Syrie (inaccessible terre)

Ici le Dieu sanglant qui préside à la guerre

En lieux nous a réduits qui ne permettent pas

Qu’une honteuse fuite exente du trépas,

En lieux où la fureur de Bellone exercée,

Une horrible famine a partout dispersée,

Non pas lieux, mais déserts habitez de la mort :

Or qui doit courageux vous animer plus fort.

Vos femmes, vos enfants, vos pénates vous suivent,

Et dedans même barque a même port arrivent.

Donc le courage pris en la nécessité,

Tirez-les de péril et moi d’adversité,

Qui ne puis désormais, prévoyant Capitaine,

Vous donner la victoire à cueillir plus certaine.

Un lieu propre choisi vos bataillons étend,

Plus nombreux que le sable en Cyrène flottant,

Qui peuvent foudroyer cette troupe brigande,

À qui le butin plus que la gloire commande,

Pesante de pillage et pesante de cœur,

Sous vu Chef moins prudent que fortuné vainqueur,

Qui présume tenir la fortune captive,

Conducteur d’une armée et languide et craintive :

Car ne pensez pas voir luire que les harnois

Des Macédoniens qui furent autrefois,

Qui couvrent d’autres corps d’esclaves misérables ;

D’ombres à leur valeur première incomparables ;

Ses meilleurs combattants engraissent nos guérets,

Trébuchez au manoir du gendre de Cérès :

Ce n’est qu’un faible reste, une légère nue

Que peut votre Soleil résoudre à sa venue.

Faites à mon exemple, unanimes et sûrs,

Que les Dieux sont pour nous contre des ravisseurs.

Que les moyens humains ne peuvent davantage

Contribuer en tout un notable avantage,

Vu qu’avec le seul nombre on irait, désarmés,

Les vaincre, les lier sous la force opprimés.

Mais qu’aucun, si l’effet mes paroles ne passe,

Immobile au combat ne bouge de sa place.

Capitaine, soldat et compagnon je veux

Courre même fortune en l’acquit de nos vœux,

Chacun donc au devoir fidèlement se range.

Et sache qu’un guerdon suit chez moi la louange.

MASÆE.

Monarque en qui reluit la pure affection

D’un père vers ses fils mise à perfection,

Vrai Pasteur qui daignez, belle et royale envie,

Pour les peuples commis n’épargner votre vie,

La victoire se lit sur ces fronts assurés,

Dont la sourde rumeur, comme es flots colérés,

Présage à l’ennemi sa ruine future,

Trop heureux de courir une même aventure.

De vaincre ou de mourir à vos pieds bataillants

En fidèles sujets et en hommes vaillants.

DAIRE.

Soleil assiste-nous, n’absconse ta lumière,

Que la Perse rendue à sa gloire première :

Toi Mars qu’elle éprouva favorable jadis,

Anime tellement nos courages hardis.

Que l’ennemi rompu cède à leur violence.

Sus, allons-le trouver en bel ordre, en silence,

Certains que les bons Dieux, priez d’affection,

Prennent notre innocence en leur protection,

 

 

Scène II

 

PARMÉNION, SOLDAT, ALEXANDRE, en son pavillon

 

PARMÉNION.

Soldat, que fait le Roi ?

SOLDAT.

Dedans sa tente close,

Où nul bruit ne s’entend, chacun tient qu’il repose.

PARMÉNION.

Repos incompatible à l’honneur de ce jour,

Repos qui nous perdrait avec plus de séjour,

Voyons, Sire, debout, Sire, quelle apparence

De prendre ce repos comme en pleine assurance,

Le Soleil déjà haut, éveillez-vous grand Roi,

L’ennemi qui remplit les campagnes d’effroi,

Et votre armée encor à ranger en bataille,

Le dormir ne sied pas lors qu’il faut qu’on travaille.

Lorsqu’un péril extrême attaque de si près.

Gardons que nos lauriers ne tournent en cyprès,

La fortune s’irrite envers qui la méprise,

Et faut que le labeur couronne l’entreprise.

Où est donc au besoin cette vigueur d’esprits,

Qui les plus vigilants à d’éveiller appris.

Le Soldat emporté d’impatience et d’ire,

Que vos commandements, pour vaincre, ne respire.

ALEXANDRE.

Suffit que cette ardeur dedans l’âme lui bat,

Donnez par la Trompette un signal de combat.

Mais mon père crois-tu que tel somme me presse,

Sans qu’avoir des soucis fendu la triste presse,

Libre ; joyeux, tranquille et sain d’entendement,

Onc je n’ai mieux dormi, ne plus profondément.

PARMÉNION.

Quoi sur le point de perdre ou gagner un Empire,

Et même de courir quelque fortune pire,

L’Orient conjuré prêt a fondre sur nous,

Que le somme vous prenne et puisse sembler doux ?

Peu s’imagineront la raison légitime,

Que garde la dessus un Roi si magnanime.

ALEXANDRE.

L’ennui qui m’affligea ci-devant soucieux,

Pour voir Daire fuitif, éclipsé de nos yeux,

Détruire, déserter les Provinces entières,

Les vivres corrompus, nous tarir les rivières.

Ores tel soin fini mon âme s’éjouit,

Et de ses vœux en un trop contente jouit,

Puisqu’atteint il ne faut que vainqueur le défaire,

Le tant d’autres raisons ne permet satisfaire.

Chaque chef vers les siens se range à son devoir,

Là je ferai dans peu ma volonté savoir.

PARMÉNION.

Afin que le soldat n’ait plus qui le retarde,

En cas que maintenant la bataille on hasarde,

Nous avons commandé qu’il repaisse soudain

Le harnais sur le dos, les armes à la main.

ALEXANDRE.

Prévoyance louable autant que nécessaire,

Qui rompt toute demeure à choquer l’adversaire :

Sus que l’on se retire à son département,

Vous autres là dedans, mes armes vitement,

Quelqu’un coure avertir le divin Aristandre,

Qu’il veuille, à consulter les immortels, entendre.

Qu’il nous les veuille tous bénins propicier,

Du reste autre que moi ne s’en doit soucier.

CHŒUR D’ARGYRASPIDES.

D’où croulent compagnons cette ocieuse attente,

Qui la pointe, aux soldats, du courage rabat,

Notre Empereur encor à sortir de sa tente,

Le Barbare déjà s’achemine au combat ?

Dire que la frayeur épouvante son âme,

Serait un sacrilège exécrable attenter :

Car la glace plutôt naîtra dedans la flamme

Que la peur devant lui s’ose oncques présenter.

Attendre du renfort offense son armée,

Qui dessous un tel Chef ignore les dangers,

Qui saccage, à sa voix, grosse de renommée,

Cette confusion de mondes étrangers.

Tel nombre ne nous est qu’un leurre à la victoire,

Pareil nombre ne sert que de fatal aimant

À ceux que le dieu Mars engendra de la gloire,

Et de qui les combats sont le seul élément.

Qui peut donc retenir un lion magnanime,

Les taureaux affrontés qui beuglant de fureur,

Pourvu, bons Dieux, pourvu qu’aucun mal ne l’opprime,

L’Olympe s’éclatant nous trouve sans terreur.

L’ombre de sa vaillance invincible empruntée.

Courbe sous ses lauriers quiconque la reçoit :

Ce fils de Jupiter à la force indomptée,

Quiconque en sa conduite espère, ne déçoit.

Son principal défaut illustre sa louange,

Et consiste en l’excès d’être trop courageux :

Mais le voici, soldats, qui les périls étrange,

Nous menant exercer aux ordinaires jeux.

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, PARMÉNION, HÉPHESTION, ARISTANDRE, CHŒUR D’ARGYRASPIDES, BION

 

ALEXANDRE.

L’Ordre que nous tiendrons le silence demande,

Chacun prêt de ce pas à ce qu’on lui commande.

Écoutez attentifs, ô Macedons guerriers,

Pour qui n’a l’univers de capables lauriers :

Crainte que l’ennemi du nombre se prevaille,

Deux gros de piétons forment notre bataille,

Que la cavalerie aux ailes couvrira,

Que nul effort d’humains opposés n’ouvrira.

Renforcés par les flancs de cohortes expresses.

Qui rompent du Persan les embûches traîtresses,

Qui l’empêchent mêlez de nous envelopper.

Et trompent au besoin qui pensera tromper.

Car ce chef-d’œuvre git à faire que l’armée

Puisse en tout sens combattre, être en tout sens fermée

Parménion la charge ordinaire s’obtient.

Conduit la pointe gauche et l’autre m’appartient,

Que Clyte soutiendra de sa gendarmerie,

Philippe de Thessale a la cavalerie.

Qui clôt nos fantassins, Attale exprès commis,

Et en l’arrière-garde avec ses troupes mis,

À qui les gens de trait candiots font escorte.

Gardiens assurez d’une dernière porte,

Et Polypercon chef du secours estranger.

Sur les ailes sera commis pour voltiger.

Les ennemis chargés qui sans plus feront feinte

De vouloir hors des rangs nous dresser quelque enceinte.

Voilà comme on pourra sûrement hasarder

Ce glorieux exploit qu’il ne faut retarder.

PARMÉNION.

Voilà vieil de prudence à l’Auril de son âge,

Et Nestor en conseil, et Achille en courage.

Faire ce que pourrait Mars lui-même présent,

Non Mars en ce métier n’est pas plus suffisant.

Ne peut des Macedons visible Capitaine,

Leur donner la victoire à cueillir plus certaine :

Allons brave Monarque, allons vous faire voir,

Les soldats en passant exhortés du devoir.

ALEXANDRE.

Quel besoin d’allumer une si vive flamme,

D’animer ceux qui n’ont que la vertu dans l’âme,

Qui ne sont que courage et que pure valeur,

Qui savent que ma gloire impolue est la leur.

Toutefois à l’acquit de ma charge se donne

Tel discours superflu précurseur de Bellone ;

Allons, mais qui là bas s’achemine hâtif,

Quelqu’un de l’ennemi sans doute fugitif.

BION.

Sire, la nation m’oblige volontaire,

À vous venir donner un avis salutaire,

Grec, la solde étrangère avec d’autres m’a pris.

Mais l’horreur qu’un grand Roi, notre lustre, surpris

Dans l’embûche donnât des Barbares dressée,

Ma fuite occasionne, importante et pressée ;

Votre Majesté donc sache que l’on a mis,

(Stratagème couard des Perses ennemis)

Es chemins plus planiers où selon l’apparence

Votre cavalerie irait en assurance.

Les lieux cavés exprès et qu’un sablon léger

Recouvre, détournant le soupçon du danger.

Là sont drues par tout chausse-trappes ferrées

Pour perdre les chevaux, fatales enterrées :

Désordre qui ravit la victoire en vos mains,

Non du Perse, mais bien du reste des humains :

Or le péril gauchi, sa fraude reconnue,

Accomplit le dessein qui cause ma venue.

ALEXANDRE.

Quelqu’un le prenne en charge et garde conducteur

À ces pièges tendus, où éprouvé menteur

Un supplice l’attend, sinon la récompense

Opportune reçue est autre qu’il ne pense.

Ô père Jupiter Prince des immortels,

Un semblable bienfait consacre à tes autels

Cent taureaux immolés d’hécatombe pieuse.

Or sus braves soldats, troupe victorieuse,

L’heureux jour désiré favorable nous luit,

Qui donne à triompher sur l’ennemi réduit

Dans ces pas montagneux, asile de sa crainte,

À nous montrer les dents, furieuse contrainte

Que suggère la faim de trois jours continus,

De trois jours en fatigue étrange soutenus,

Et pareil de fortune au loup, lorsque la neige

Aux mois plus froidureux les campagnes assiège,

La rage qui l’aveugle, à fin de s’assouvir

Dans les parcs bien gardez l’émancipé à courir,

Où le Pasteur le donne à ses chiens en curée,

Voilà quelle est vers nous sa force comparée ;

Faible, triste, battu, désespéré, confus,

Après avoir souffert un vergogneux refus,

Dépourvu de retraite ainsi que de courage,

Qui n’ose démarcher appréhendant l’orage :

Jugez mes compagnons si sous semblable sort

Nous avons pour le vaincre à faire un grand effort.

Un affreux désespoir jusques-là lui commande,

Qu’ exposant ses pays à la flamme gourmande,

Il confesse vaincu n’y prétendre plus rien,

En ce qui reste entier conservant notre bien.

Pareil nombre au surplus inutile à la guerre,

Injurieux fardeau que dédaigne la terre,

Trompe qui ne connaît ses scadrons opposés,

Être sous divers noms de même lieu puisés,

Daces, Cadusiens, Alains, Scythes et Gètes,

Déguisent seulement ces nations abjectes,

Nées sous un climat, infertile en guerriers,

Qui ne savent que c’est de cueillir des lauriers :

Car où soit la vertu, toujours sa renommée

Luit, Soleil gracieux, par le monde semée,

Outre que sans courage et sans dextérité,

Cela n’est qu’un chaos couvert de nudité,

La plupart désarmée ainsi que mal conduite,

A le cœur aux talons, et l’espoir en la fuite :

Allons donc mes amis accomplir leur destin,

La gloire me suffit, ayez tout le butin.

Chacun suive au surplus mon généreux modèle,

Et sache que la mort fuit qui n’a point peur d’elle,

Et sache que je tiens mon plus bel ornement,

Les plaies que ce corps reçoit journellement,

Que ma poitrine aux coups s’offrira la première,

Que ma dextre de Mars déboucle la barrière.

Or l’ennemi qui simple ignore ses défauts,

Pose tout son espoir en chars armés de faux,

Que vos rangs entr’ouverts à leur course aperçue.

Inutiles rendront, telle attente déçue,

Et semblables après ce téméraire effort

À la vague crevée avant que d’être à bord,

Vous n’avez seulement que d’attendre en silence,

Élargis çà et là, passer leur violence,

Les chevaux par les flancs percés à coups de traits,

Qui rompront effroyés, harnais, brides et traits,

Leurs maîtres renversés pêle-mêle sur l’heure.

Donnons, votre courage abhorre la demeure,

Courage manifeste a ce frémissement

Qui transporte mon cœur d’un doux ravissement :

Et qui ne me permet de le plus faire attendre,

À bonne heure voici le divin Aristandre,

Augure que les Dieux aiment si chèrement,

Et qui va le futur dire sincèrement.

ARISTANDRE.

Sire, le sacrifice en ses signes présage

Un bonheur que la joie empreint sur mon visage,

La victime immolée a eu comme l’éclair,

Son feu resplendissant, et s’est perdue en l’air,

Nuls sinistres oiseaux ne troublent mes auspices.

Bref que les immortels nous regardent propices.

Et que ce jour ternit la gloire du passé,

De vos premiers exploits rend le lustre effacé :

Mais ce destin suprême en son conseil ordonne.

Que sans plus différer la bataille se donne :

Dépêchons d’obéir, le céleste vouloir

Punit quiconque, su, l’a mis à non-chaloir ;

Obéissons enfants, les puissances suprêmes,

Couronnés au combat nous mènent elles-mêmes,

Et semble que Phœbus qui se lève riant

Nous promette aujourd’hui l’Empire d’Orient.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BESSE, NABARZANE, DAIRE

 

BESSE.

Quelque semblable aspect Nabarzane m’inspire,

Le généreux dessein que ton âme respire,

Qu’amis nous ne devons nous plus entre-celer ;

« Car la vraie amitié hait le dissimuler.

Confesse que l’état des affaires présentes

Sous un Roi fugitif, sans forces suffisantes

Qui puissent le vainqueur désormais repousser,

Chacun à son salut oblige de penser ;

Nous principalement qui prévenons l’orage,

Pourvu qu’à ce besoin ne manque le courage

Que la nécessité dispense le devoir,

Et qu’un gage au vainqueur assure son pouvoir.

NABARZANE.

Quel pénible fardeau m’allège ta prudence,

Pareil secret n’osant venir en évidence,

A mille fois voulu sur toi se décharger,

Mais la peur tout autant d’avis me fit changer,

Le retint sur le bord de la langue glacée,

La grandeur du péril au refus compassée :

Ores confirmons-nous par serment solennel,

Un lien d’amitié qui demeure éternel.

BESSE.

Périsse malheureux, infâme, détestable,

Son corps écartelé d’un foudre épouvantable.

Qui premier infracteur voudrait à l’avenir

Telle société si sainte désunir.

NABARZANE.

Tend la dextre, plutôt que ma foi se démente.

Plutôt jusqu’au cercueil que son zèle n’augmente,

Puisse, puisse la terre ouverte m’engloutir,

Et en une, l’Enfer ses peines convertir,

Qui me déchire l’âme à jamais torturée.

Mon sang te signera l’alliance jurée,

BESSE.

Entre les gens d’honneur la parole suffit,

Que conjoint le dommage ainsi que le profit,

Qui courent même risque et deviennent une âme :

Or parlons clairement sur le dessein qu’on trame,

Dessus l’invention propre à se libérer,

Du malheur de celui qui n’a plus qu’espérer.

NABARZANE.

Le seul parti changé nous change de fortune.

BESSE.

Mais si l’occasion empoignée opportune,

Alexandre du tout rendait victorieux,

Pense alors que l’accueil au double glorieux.

NABARZANE.

Nos troupes de renfort gagnent sa bienveillance,

Troupes qui ne sont pas dernières en vaillance.

BESSE.

Daire l’oblige plus remis à sa merci,

Que ce que tu pourrais t’imaginer ainsi.

NABARZANE.

À peine qu’Alexandre approuvât magnanime,

Un ingrat, un perfide, un détestable crime.

BESSE.

En matière d’état, les pires actions

Qui lui peuvent servir sont des perfections.

NABARZANE.

J’accorde que les Rois aiment la perfidie,

Non, ses auteurs, sujets à même maladie,

À souffrir ce qu’un autre a du traître souffert,

Qui voulant perdre autrui d’ordinaire se perd.

BESSE.

Le scrupule détruit une haute entreprise,

Et sur l’homme de cœur ne trouve jamais prise.

NABARZANE.

Le scrupule vaut mieux que la témérité.

BESSE.

Irriter davantage un vainqueur irrité,

Acquiert à juste droit ce titre téméraire,

Non le malheur prévu de s’en savoir distraire.

NABARZANE.

À tel salubre avis désirant me ranger,

La retraite me plaît vers ce brave étranger.

BESSE.

Ô que la fortune offre un tout autre avantage

Qui se voudra saisir, pense de quel otage.

NABARZANE.

Ta généreuse humeur ne sentant que son Roi,

Commence à m’assurer d’une espèce d’effroi ;

Surgi notre vaisseau où tu sais que Neptune

Garde un port assuré de meilleure fortune,

Tu régies absolu mes desseins et mes vœux,

Prêt de suivre tes pas aux Enfers si tu veux.

BESSE.

Parlons à cœur ouvert, ces rapts que l’on tient crimes,

Firent avec le tans les sceptres légitimes,

La force à la vertu sympathise des mieux :

Mais il faut qu’au futur tu te bandes les yeux,

Sans plus demi prudent quiconque te veux faire

Dans le trône un chemin malgré le populaire.

Quiconque vois le sort à tes pieds se coucher,

Et des occasions si belles t’approcher.

Repense Nabarzane, examine en toi-même.

Que fugitifs on court de l’un à l’autre extrême,

On va sa servitude assurer seulement.

L’honneur en tous les deux blessé mortellement :

Car ne sommes nous pas capables d’un Empire,

Oui, certes et heureux qui sous ce faix expire.

Tentons donc résolus, le hasard à moitié,

Daire perdu fait moins de peur que de pitié,

Sa personne saisie emporte une assurance

Chez le vainqueur, frustrés quand à l’autre espérance,

Capture qui n’aura nulle difficulté,

Qu’aucun péril ne suit du dessein résulté,

Vu que ce Roi chétif, orphelin de noblesse,

Nous demeurons plus forts en nombre et en prouesse.

Tu hésites, regarde ou a franchir ce saut.

Ou à ne m’engager si le courage faut.

NABARZANE.

Tu le tiens enchaîné que ton exemple anime,

Exemple sur tous ceux du monde magnanime :

Qui pourrait néanmoins induire par douceur

Ce défortuné Prince, est le chemin plus sûr,

L’induire à déposer sa couronne affligée

Chez ta fidélité de la rendre obligée,

Alors que tu aurais remis sus, valeureux,

L’Empire périssant des Perses malheureux.

Possible, que sait-on, les misères souffertes,

Lui feront accepter ces pactions offertes.

Toi placé dans le trône, adonc sans doute exclus,

Entre nous séparable il n’y remonte plus.

Que si l’orgueil chez lui repousse ma prière,

Donnons à la vindicte une juste carrière.

BESSE.

Tu pourrais transporter la terre dans les cieux,

Avant qu’il séquestrât un bien si précieux,

N’imprime en ton cerveau semblable fantaisie,

Le plaisir de régner seule est vraie ambrosie

Qui repaît Jupiter entre les immortels,

Rend ces effets ici, chez les Monarques, tels,

L’ardente affection vouée au diadème.

N’abandonne les Rois dans le sépulcre même,

Tous ils perdront plutôt la lumière du jour,

Que de diminuer cet idolâtre amour,

Joint que qui lui fera du propos ouverture,

Court une périlleuse et funeste aventure.

NABARZANE.

N’importe, autre que moi sous un appas flatteur.

Qui s’accommode autant n’en sera l’orateur,

Sans te nommer, afin que sa colère éprise,

Tu puisses m’adoucir blâmant cette entreprise,

Que ta feinte le tienne aux altères toujours,

Sus passons à l’effet, voilà trop de discours.

L’heure presse, d’autant que le conseil s’assemble.

Où chacun a son tour dit ce que bon lui semble.

BESSE.

Allons, tout m’est possible avec un tel second,

À qui j’espère voir une couronne au front.

 

 

Scène II

 

DAIRE, ARTABASE, NABARZANE, BESSE

 

DAIRE.

Si j’avais compagnons de ma triste fortune

Quelques timides cœurs de l’ignoble commune,

Non ceux que la vertu, trop a ma volonté,

D’un courage se fit éprouver indompté,

Mon dessein pencherait maintenant à la fuite,

Plutôt que derechef sous la même conduite,

Ce qui reste d’espoir au combat bazarder,

Qu’une prompte victoire ou la mort demander,

La Bactriane peut nous servir de retraite :

Mais ô la couardise, ô l’erreur indiscrète,

Ce n’est que son lien traîner honteusement.

Il faut vaincre ou mourir tous glorieusement.

Ceux à qui mes malheurs n’éteignent l’espérance,

N’ont besoin de discours qui rendent l’assurance.

Véritables amis que notre affliction.

Ne fait que renflammer de pure affection,

Invincibles restez aux fatigues souffertes.

Et dont la seule foi récompense mes pertes.

Or fuir comme banni plus long-tans mon destin,

Devant un ennemi qui gorgé de butin.

N’a plus cette vigueur a vaincre coutumière,

Non, la Perse remise en sa gloire première,

Aujourd’hui me verra le laurier sur le front.

Où un brave trépas me garantit d’affront.

Ou bien chers compagnons, ou bien vaillantes âmes,

De qui le los atteint jusqu’aux célestes fiâmes.

Ma misère finie, un Roi moins malheureux.

Vous reçoit guerdonnés d’Achates valeureux.

Toutefois Alexandre a tenu la fortune,

Plus que ne le permet sa demeure commune,

Elle lui donnera quelque étrange revers,

Si qu’un joyeux printemps bornera nos hivers.

Permettez-le immortels, et faites que je puisse.

Dignement reconnaître un fidèle service,

Et faites qu’à son tour l’oppresseur inhumain

Éprouve un châtiment reçu de notre main.

ARTABASE.

Vénérable Surjon du tronc Achéménide,

Roi chez qui la vertu dans son temple préside,

Puis que ce beau désir lui échauffe le sang,

Plus braves, mieux armés, chacun selon le rang,

Nous suivons notre Prince à ce combat, de sorte

Qu’arrivant la victoire un laurier on rapporte.

Sans la désespérer, prêts de la recevoir,

Ne refuser la mort, acquittés du devoir.

DAIRE.

Ô loyal Artabase, ô vieillard magnanime,

Si le même courage, ainsi que je l’estime,

Se communique à tous, que chacun seulement

Veuille ce beau hasard subir également.

Sans doute que vainqueurs nous gagnons la journée,

Que la chance de Mars favorable tournée.

Répare en un moment les dommages soufferts,

Nos rogues poursuivants, battus et mis aux fers.

NABARZANE.

Sire, l’affection dispense ma franchise,

À donner un avis sur la chose indécise,

Salutaire, mais plein d’amertume a l’abord,

Bref médecine propre à un estomac fort ;

Jusqu’ici ta grandeur, funeste en sa conduite,

Lasse les ennemis de vaincre après la fuite,

Fortune conjurée acharne sa rancœur,

Plus tu cuides t’enfler, ou d’espoir ou de cœur,

Inique elle n’en veut qu’a ta seule personne,

Elle n’a que ton chef qui de mire lui donne.

Pourquoi donc s’obstiner de vouloir furieux,

Donner avec les tiens dans la mort à clos yeux ?

Ainsi que des veneurs les ferres relancées

S’enferrent dans les dards aux pointes hérissées :

Ne nous prévalons point d’un téméraire effort,

Contre les légions d’Alexandre trop fort.

Qui vient ne plus ne moins que ferait quelque orage,

Abîmer impétueux le reste, d’un naufrage.

Cède donc ta prudence à ce mauvais destin,

Ne nous donne au vainqueur de suprême butin,

Déposant quelque tans l’autorité royale

Es mains d’une vertu magnanime et loyale,

Souffre que plus heureuse, avec moins de travail,

De l’Empire qui tombe elle ait le gouvernail,

Te le restituant après la guerre éteinte.

Tu vois que ma candeur le conseille sans feinte,

Tu vois le précipice à ne me croire pas,

Qui t’achève de perdre et nous livre au trépas.

DAIRE.

Esclave, scélérat, et mille fois perfide.

Tu choisis le temps propre à ton dol parricide,

Est-ce ainsi qu’insensible à l’honneur tu me crois,

Souffrir qu’un sacrilège attente sur mes droits ?

Tu mourras.

BESSE.

Ne te laisse, invincible Monarque,

Surmonter au courroux lâche et servile marque,

Plus d’indiscrétion que de mauvais vouloir.

Excuse qui ne fait que les armes valoir,

Grossier d’entendement à qui la bouche exprime,

Ce qu’un plus fin rendrait irrémissible crime,

L’intention se doit es paroles peser :

Nabarzane ôtons-nous afin de n’embraser

Ce foudre violent de royale colère,

Qui résistance aucune en tel cas ne tolère.

DAIRE.

Je vous atteste Dieux, contre une trahison,

Sans pareille ici bas et sans comparaison,

Contre une lâcheté qui m’abat le courage,

Plus que Mars ne ferait à verser son orage :

Ô déplorable Prince, où te réduit le sort.

Qui n’attends plus, trahi, qu’une honteuse mort.

ARTABASE.

L’extrémité, grand Roi, du péril qui nous presse,

Veut, soit que l’ignorance ou la malice expresse

Entame ce discours de Barbare insolant,

Que sous votre clémence il passe s’écoulant,

Salutaire moyen à qui se représente,

De l’ennemi prochain la charge si pesante,

Qu’ à peine tous ensemble on la peut soutenir ;

Hé que sera-ce donc s’il se faut désunir.

Si les membres du chef au besoin se séparent,

Ains que nos ennemis de leurs forces s’emparent,

Donnez, Sire, l’injure à la nécessité,

De crainte d’un refus de pire adversité.

DAIRE.

Ton fidèle conseil, fidèle autant que sage.

M’oblige d’affranchir un dangereux passage,

Avant que procéder à la punition

D’un perfide aveuglé de folle ambition.

 

 

Scène III

 

ALEXANDRE, PARMÉNION, HÉPHESTION, CRATÈRE

 

ALEXANDRE.

Grâces à Jupiter qui le monde tempère,

Que ma fortune éprouve indubitable père,

La Perse subjuguée obéît a nos lois,

L’Univers effrayé ne bruit que nos exploits,

L’Univers nous invite à de nouveaux trophées,

Les guerres désormais en l’Asie étouffées,

Nous avons, mes amis, par manière d’ébat,

Une chasse à poursuivre et non pas un combat ;

Daire, timide cerf, qui les abois va rendre,

Ne nous donne sinon le plaisir de le prendre ;

Mais si faut-il actifs l’enceindre tellement,

Que l’honneur de sa quête on ait finalement,

Que ses ruses en vain lui prolongent la vie,

Non qu’une cruauté m’en provoque l’envie,

Mais l’appréhension de voir que peu a peu

L’étincelle restée allumât un grand feu.

PARMÉNION.

La valeur qui n’a point de prévoyance unie,

Aussitôt qu’elle naît voit sa gloire finie,

L’une acquiert, l’autre garde et conserve l’acquis,

L’effet de la dernière au vainqueur plus requis,

Sur peine d’embrasser le travail des Belides :

Or, Sire, néanmoins les bêtes plus timides

Qu’arme le désespoir, offensent quelquefois

Le veneur indiscret qui les tient aux abois,

Se hâter lentement convient à l’entreprise,

L’ennemi plus abject nuit à qui le méprise.

HÉPHESTION.

Que ces lièvres courus et par la fuite épars,

Nous fassent rebrousser en la lice de Mars ?

Qu’ils osent derechef nous revoir à la face,

Donner autre labeur que de faire main basse ?

Non, cent de nos soldats sont autant de lions

Qui peuvent dévorer toutes leurs légions,

Qui peuvent achever tel exploit ridicule,

Trop indigne du bras de notre preux Hercule.

CRATÈRE.

L’effroi qui chasse au loin ces ennemis perdus,

Que de vagues déserts en horreur étendus.

Cacheront poursuivis si selon l’apparence.

Le Bactre atteint leur sert de dernière espérance,

C’est ce que nous avons le plus à redouter,

Non, qu’ils osent jamais le combat retenter.

ALEXANDRE.

Là véritablement gît le nœud de l’affaire,

Ils nous coûteront plus à suivre qu’ à défaire,

N’importe, bons piqueurs sur les erres venus,

Des ailes de la gloire à voiler soutenus,

Leur fuite dedans peu s’arrête prévenue,

Et dût-elle durer jusques ou continue,

La course du Soleil, onc, l’ayant entrepris,

Je ne désisterai que Daire ne soit pris.

Que sa prise en mes mains n’assure son Empire,

Après autres desseins mon courage respire,

Qui nos gestes feront immortels devenir,

Exemple inimitable aux races à venir.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

PATRON, BUBACE, DAIRE, BESSE

 

PATRON.

Qui veut sur un sujet voir l’inique fortune

Vomir tout ce qu’elle a d’animeuse rancune.

Épuiser tous ses traits de rigueur acérés,

Qu’aident à décocher les Astres colorés.

Contemple ce Monarque à qui les cieux, la terre,

Et ses propres vassaux ont déclaré la guerre,

Qu’incertain de sa vie, environnent médians

Deux aspics l’aiguillon sous la fraude cachants,

Une juste pitié à sa clémence due

Me l’a fait appeler mille fois de la vue,

Afin que mon secours prévint leur trahison ;

Un Eunuque, sorti, de ceux de sa maison,

Possible allégera ma soucieuse peine,

Que fait sa Majesté ? quel bon sujet t’amène ?

BUBACE.

Elle envoie savoir ce que vous désirez.

PATRON.

Dis lui que seul à seul, à l’écart retirez,

Un secret important qui touche la couronne.

Pour se communiquer le demande en personne.

BUBACE.

Je vais très volontiers lui faire ce rapport.

PATRON.

Ô pauvre Prince, hélas ! que ton plorable sort

M’afflige repensant à la chute soudaine

D’un Monarque élevé sur la grandeur humaine,

D’un Soleil adorable en ses rares vertus,

Qui vagabond, les siens de courage abattus,

En ce peu qui lui reste a ce malheur extrême,

Que sa vie n’est pas en assurance même.

Que chacun l’abandonne, ah le voici venir.

Sire, sans un discours superflu vous tenir,

Évitez, averti, l’embûche déloyale,

De qui ne respectant l’autorité royale,

Vous assassinera, si refuge certain,

Les miens prêts de mourir, les armes à la main,

Ne rompent, vous gardant, tel dessein parricide.

Demeurez où la foi immuable réside :

La solde m’attira, mercenaire étranger.

Qui ne veux de parti ne fortune changer,

Qui vous fus et serai toujours un de courage,

Tel en l’adversité que paravant l’orage,

Qui n’ai lares, pays, ne retraite que vous,

Mes quatre mille Grecs comme leur chef résous,

Fiez votre personne à cette troupe sainte.

Qui hait la perfidie et ignore l’a crainte.

DAIRE.

Votre fidélité généreuse reluit

Comme un Astre céleste en l’obscur de la nuit,

Véritables amis que ma fortune adverse,

Ainsi que bons luiteurs éprouvés, ne renverse :

Mais nommez nous qui sont les monstres assassins,

Qui peuvent concevoir de si lâches desseins.

Reconnus, la prudence au péril opposée,

Fait l’embûche fatale à qui l’a proposée.

PATRON.

Besse avec Nabarzane ont barbares maudis

Les liens, en l’esprit, de leur bon maître ourdis,

Continus aux aguets, ils le veulent surprendre,

Et livrer vif ou mort au vainqueur Alexandre.

Sire, ne quittez donc ce troupeau belliqueux,

Ayant plus de courage et d’innocence, qu’eux,

Fort en son petit nombre, invincible dès l’heure,

Qu’un Monarque chez lui choisira sa demeure.

DAIRE.

Ta bonne volonté me tiendra lieu d’effet,

Et semblable service à un ingrat n’est fait,

Toutefois, cher ami, regarde que te croire,

Me suscite d’ailleurs le révolte notoire,

Chacun s’offensera, voire mortellement,

De voir que ce soupçon le touche également.

Au pis aimé-je mieux toujours qu’on me déçoive,

Que condamner aucun, premier que j’aperçoive,

Et la mort me plairait, qu’infaillible tu tiens,

Beaucoup plus que trembler sous la haine des miens ;

Patron ne laisse pas de poursuivre, fidèle,

Le Ciel à mon défaut reconnaîtra ton zèle.

PATRON, seul.

Ainsi marche l’agneau volontaire à l’autel,

Où ce triste animal prévoit le coup mortel :

Ainsi l’homme ne peut vaincre sa destinée,

À le perdre innocent, une fois obstinée.

Mon salutaire avis qu’il met à nonchaloir,

N’est rien que des meurtriers accomplir le vouloir :

Mais tant que je pourrai divertir ce désastre,

Les miens proches de lui disposez à combattre.

Même fidélité, même brave devoir,

Combien j’aimai ce Prince aux âges fera voir.

BESSE, seul.

Grec malicieux, tes gestes, ton visage,

Du dessein révélé me donnent un présage,

Tu informais le Roi, fixe d’attention,

Dessus la vérité de notre intention.

Mais cela n’y fait rien, une hypocrite feinte,

Comme l’âme envers lui de repentance atteinte.

Ce simple naturel remettra dans nos rets,

Allons donc Nabarzane instruire tout exprès.

 

 

Scène II

 

ARTABASE, BESSE, NABARZANE, DAIRE

 

ARTABASE.

Le Pilote qui voit sa barque maîtrisée.

Voiler droit à l’écueil qui l’engouffre, brisée.

Qui cède sans espoir à la rage du vent,

Prêt à s’élancer nu dans les ondes, souvent.

Pâle, triste, effrayé, ce Monarque ressemble

Chez qui tout un reflux d’adversités s’assemble,

Peu sain d’entendement, mal disposé du corps.

Que tiennent les soucis vif entre mille morts,

Vagabond, poursuivi d’un vainqueur moins à craindre,

Que ceux que ne peut plus sa présence contraindre

À cacher l’aiguillon d’un damnable désir.

Or avant que ce mal de s’accroître eût loisir,

Que la rébellion davantage s’attise.

Employé industrieux ta fidèle entremise

Qui ces barbares cœurs réconcilie au Roi,

Ainsi remis d’espoir tu l’ôteras d’effroi.

Ainsi pourra ce chancre, arrêté de bonne heure,

Réduire son désastre à fortune meilleure.

Ah j’aperçois venir, comme mandez exprès,

Ces lions, qui repris, nous assurent après,

Fais qu’une feinte joie affirme ta parole.

Bonne nouvelle, amis, sur ce sujet frivole,

Notre clément Monarque a perdu son courroux.

Plus gaillard que jamais, plus accessible à tous,

Qui sage reconnaît qu’en l’offense passée,

La langue (erreur fréquent) prévenait la pensée,

Exemplaire bonté, capable d’émouvoir,

Et remettre chacun sous le joug du devoir.

BESSE.

Devers sa majesté ce seul sujet nous mène,

Nabarzane résout de subir telle peine,

Que son ire voudrait, équitable, imposer,

Plutôt que repentant, ores ne l’apaiser.

NABARZANE.

Les Dieux me sont témoins, que la bouche indiscrète,

Depuis cent mille fois se désire muette.

Que l’âme pénitente en a versé des pleurs,

Ains que du souvenir à toute heure je meurs.

Qui veux désespéré ne plus voir la lumière,

Si sa grâce me nie une faveur première.

Ah confus, j’aperçois ce bon Prince venir,

Va ma rémission, cher Besse, m’obtenir.

BESSE.

Monarque aussi clément que sage et magnanime,

Exorable, pardonne un téméraire crime,

Qui prosterne l’auteur à ces sacrés genoux,

Résolu de finir sa vie ou ton courroux,

À qui le repentir témoigné par les larmes,

(Vers les Dieux offensés nos plus puissantes armes)

Te requiert un oubli gênerai du passé,

Ainsi rends-tu la vie à ce corps trépassé,

Quelque envieux flatteur possible s’y oppose :

Mais que ta Majesté sur ma foi se repose,

Qui le lui garantit, chaste d’affection,

Dont le propos n’eut onc mauvaise intention.

DAIRE.

Orosmade ce Dieu qui me fît son image,

À qui rendent mes vœux un principal hommage,

M’apprend que la vertu qui décore les Rois,

Consiste à pardonner, bénins, autant de fois

Que le coupable vient reconnaître sa faute,

Et j’atteste, fléchi, cette déité haute,

Ne me ressouvenir de l’injure jamais,

Pourvu que tel erreur n’advienne désormais.

NABARZANE.

Plutôt ce ronge éclat que Jupiter desserre,

Ardent me précipite aux gouffres de la terre,

Plutôt qu’oncques ingrat à si grande bonté

Mes désirs prennent loi que de ta volonté,

M’extermine le Ciel qui connaît mon courage

Ne respirer sinon le martial orage,

Où sa fidélité se veut justifier,

Et ma vie à tes pieds humble sacrifier.

BESSE.

Pardonne, grand Monarque, à l’affection sainte,

Qui de mes pleurs ici fait une tiède épreinte,

Geste peu convenable à l’homme généreux :

Mais un ressentiment de pouvoir trop heureux

Dans l’Élyse rentrer que nous ouvre ta grâce,

Ferait le même effet chez une âme de glace.

Or afin que tu sois contre tous ennemis,

Chez tes plus affectés en sauvegarde mis,

Nous allons nos soldats approcher de ta tente,

À qui le combat donne une pénible attente.

 

 

Scène III

 

DAIRE, ARTABASE

 

DAIRE.

Ô hypocrites cœurs, nés à la trahison.

Vos complaintes ne font que sucrer un poison,

Naguères envers moi l’irrévérence même,

Telle humilité court de l’un à l’autre extrême ;

Tu vas, mon Artabase, en peu de mots savoir.

Le rapport qui me fait ce soupçon concevoir ;

Presque accoisé d’esprit sur le premier orage.

Patron, ce chef des Grecs, brave et loyal courage.

M’a dit qu’on ourdissait mes funèbres liens,

Et un refuge offert dedans le camp des siens,

Enquis sur les auteurs, ma prière le presse,

Jusqu’aux noms déférés de Nabarzane et Besse,

Juge qui plus entr’eux croyable a mérité.

Que mon salut se fie à sa sincérité.

ARTABASE.

Sire, l’avis reçu mérite qu’on le croie,

Ces barbares frustrés d’une royale proie,

Barbares à la fraude appris de longue-main,

Qui ont l’âme fardée et le cœur inhumain,

Qui sèment découverts un appas en leurs larmes,

Donc, sans plus consulter, usez des grecques armes :

Aussi tôt que ce bruit par l’armée épandu,

Les Perses vous suivront a l’asile rendu,

Hors de péril adonc, la retraite commune

Se résoudra selon le présent infortune.

DAIRE.

Mon esprit en cent parts contraires divisé.

Ne sait comment éteindre un discord attisé,

Et mon meilleur, hélas, serait de ne plus être,

Si mal-voulu des miens, si misérable maître.

Ce bras assez hardi m’avancerait la mort.

Mais tel acte messied à un courage fort,

Quelqu’autre le trépas innocemment me donne.

Plutôt qu’à ce besoin conducteur j’abandonne

Ceux que ne me sépare aucune affliction,

Ceux de qui l’amitié n’a point de fiction,

Tu en es le Soleil, Artabase fidèle,

Sus, reçois m’embrassant, pour mémoire immortelle,

Une faveur dernière acquise à ta vertu :

Ma constance défaut, le courage abattu

À un torrent de pleurs, qui débonde, fait place,

Eunuques, que ce deuil ne paroisse en la face,

Couvert, emportez-moi dans la tente gémir,

Que ne puis-je en ces bras ma triste âme vomir.

ARTABASE, seul.

Ô spectacle piteux, qui d’horreur me dérobe,

Et le sens et la voix, immobile Niobe ;

Pauvre Prince qu’aveugle une fatalité,

Où te cours-tu soumettre ? à la brutalité

Des pires assassins que la terre soutienne,

Des plus dissimulés que son globe contienne,

Où te cours-tu plonger, dans ce gouffre béant,

D’un salubre conseil diverti pour néant,

Ta misère à ce coup n’a plus, désespérée

Que la mort qui la puisse alléger, endurée,

Nous chétifs dispersez comme brebis, alors

Que deux loups du pasteur vont démembrer le corps.

 

 

Scène IV

 

ALEXANDRE, BAGISTANE, HÉPHESTION, CRATÈRE

 

ALEXANDRE.

L’épouvante qui tient cette fuitive armée,

Paraît plus à l’effet que par la renommée,

Ses malades laissez derrière sans secours,

Les armes où n’ont plus les soldats de recours,

Remplissent ces déserts et nous frayent la piste

De ce reste éperdu qui des talons résiste :

N’espérons l’attirer en un juste combat,

Qui le pris de la course à cette heure débat,

La colombe plutôt volerait assurée,

Contre l’aigle qui vient la ravir de curée,

Le suprême labeur consiste, mais voici

Quelque étranger des siens qu’on nous amène ici.

BAGISTANE.

Oculaire témoin, je rapporterai, Sire,

Chose que sans horreur la bouche ne peut dire,

Daire le misérable, abandonné des siens,

Trahi, n’est pas encor, mais doit être aux liens.

Ou possible Cloton va butiner sa vie,

À deux barbares fiers maintenant asservie,

L’un chef des Bactrians, l’autre à solde reçu,

Qui s’emparent plus forts de ce Prince déçu,

Si que son camp ressemble un vaisseau qui s’échoue,

Le débris épandu sur l’onde qui s’en joue,

Et où chacun se veut à la nage sauver,

Ce qui me fait venir ta clémence éprouver.

ALEXANDRE.

Pourvu que le devoir persévère fidèle,

Tu remporteras plus que tu n’espères d’elle.

Vous l’entendez amis, l’œuvre laborieux

En la prise d’un seul nous rend victorieux,

Prise facile à qui voudra selon l’urgence,

À ma suite employer l’extrême diligence,

Ceux de qui les travaux n’accroissent que le cœur.

Ne me voudraient laisser sans plus demi-vainqueur.

HÉPHESTION.

Courons, Sire, l’atteindre en quelque part du monde,

Que le puisse cacher sa fuite vagabonde,

La distance des lieux ne l’exemptera pas.

Ou d’une servitude, ou d’un proche trépas.

CRATÈRE.

Infatigables corps qu’un bel exemple anime,

Nul obstacle ne peut s’opposer légitime.

Nous rirons investir dans les feux et les fers,

Le prendre au plus profond abîme des enfers.

Moyennant que mortel y trouve son passage,

Qu’on le rencontre là sous ta conduite sage.

ALEXANDRE.

L’exploit moins difficile, obtient égal honneur,

Exploit qui sans péril s’ajoute à mon bonheur,

Exploit qui désormais assure ma conquête,

Sus qu’allègres veneurs on se remette en quête,

Résolus de forcer une dernière fois

Ce cerf qui perd l’haleine et qui rend les abois.

 

 

Scène V

 

DAIRE, BUBACE, BESSE, NABARZANE

 

DAIRE.

Bubace spectateur de l’infortune extrême,

Qui changera bien tôt en ceps mon diadème,

Qui me vois dénué de secours et d’amis,

Qui me vois sous les pieds de la misère mis.

Qui me vois, autant vaut esclave, de Monarque,

N’attendre, langoureux, que le coup de la parque,

N’attendre que la loi de mon cruel destin,

Mes Empires perdus, mes trésors en butin,

Mon espoir écoulé, ma résistance vaine,

Exemple aux plus grands Rois de la faiblesse humaine,

Ton fidèle devoir pleinement acquitté,

N’accompagne celui que tout heur a quitté,

Et quiconque avec toi à ma suite demeure,

Aille trouver ailleurs la fortune meilleure,

Chacun prenne parti selon que sa raison

Lui pourra conseiller en si rude saison,

Et ne s’étonne pas que ma dextre pesante

N’allège mes douleurs, médecine présente,

J’aime mille fois mieux et plus louable tien,

Par le forfait d’autrui mourir que par le mien.

BUBACE.

Ô pitoyables Dieux, divertissez l’esclandre,

Et me faites victime en l’Érèbe descendre,

Expiable victime, au lieu de ce bon Roi,

Qu’abandonne chacun pêle-mêle en effroi,

Hélas non sans sujet, une troupe assassine.

Des perfides conduite au grand pas s’achemine.

Fuyons, Sire, fuyons leur gloute cruauté,

Qui ne respecte plus grade ne royauté.

DAIRE.

À ce coup, scélérats, votre homicide envie.

Borne donc mes malheurs en la fin de ma vie,

Elle ne trompe point qui résout à la mort.

Attendra constamment ce parricide effort.

BESSE.

Garrotez-le soldats, quoi la vaine apparence

D’un pompeux ornement vous ôte l’assurance.

Sans penser, scrupuleux, qu’encor vous l’honorez,

Sa dignité gardée avec ces ceps dorés.

DAIRE.

Sacrilèges bourreaux, que libre au moins je meure.

NABARZANE.

Ta tête seulement d’otage nous demeure.

Patiente, le temps te pourra libérer,

Comme à loisir tu peux mon conseil digérer,

Qui t’exemptait, suivi, de la prison soufferte ;

Outre que ton malheur procurant notre perte,

Il te vaut mieux au bien public sacrifier,

Qu’en un désespéré du salut se fier.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

POLISTRATE, DAIRE, blessé a mort

 

POLISTRATE.

Dieux, grands Dieux qui jamais, eût cru notre victoire,

Avec si peu de peine emporter tant de gloire,

Victoire sans combat et où les ennemis,

D’eux-mêmes effrayez, en fuite se sont mis,

Ce peu qui résistait passe au fil de l’épée,

Plutôt que Phœbus n’a parmi l’air dissipée.

Quelque petite nue à ses rais s’opposant,

Et qui sert aux vainqueurs de spectacle plaisant.

Ainsi que les bergers touchent parmi la plaine.

Chacun séparément sa troupe porte-laine,

Un seul de nos soldats chasse, emmène captifs

De gros scadrons entiers de Perses fugitifs,

Tant le bonheur du chef assure son courage,

Tant ces pauvres vaincus appréhendent l’orage,

Tant fortune désire une vertu flatter.

Qu’elle ne saurait plus en ruine éclater.

Mais une ardente soif m’étouffe la parole,

Et ce val écarté à son argile molle.

Aux palmiers verdoyants qui l’ombragent épois,

Sont les signes donnez du lieu propre où tu dois

La source rencontrer qui ce tourment apaise :

Courage elle paraît, or pour mieux boire à l’aise,

Puise dans ton armet une claire liqueur,

Qui délecte la vue et chatouille le cœur.

Que veut dire là-bas ? ô cieux le sang me fige,

À l’aspect ira pourvu de semblable prodige,

Un corps humain cerné de flèches, tout ainsi

Que l’on voit en courroux un hérisson grossi,

Pauvre corps renversé par les bêtes errantes,

Remplit tout le désert de faibles voix mourantes,

Aborde ce chétif, que selon le discours,

Tu jugeras indigne ou digne de secours.

DAIRE.

Inexorable mort ne laisse plus au monde,

Un qui n’eut ne grandeur ne misère seconde.

POLISTRATE.

Misère ne grandeur à quel propos cela ?

Si Daire assassiné lui-même n’en vient là.

DAIRE.

Las ! aurait bien quelqu’un ma complainte entendue ?

Rien moins, Écho dans l’air la réfère perdue.

POLISTRATE.

Ce front parmi le sang qui l’aveugle, retient

Une majesté grave et plus douteux me tient.

DAIRE.

Approche voyageur, que ta dextre implorée

Achève de m’ôter la lumière atterrée,

Rend ce pieux office à Daire suppliant,

À Daire que soulait adorer l’Orient.

POLISTRATE.

Monarque infortuné, quelle horrible aventure

Horrible et peu croyable à la race future

Confine ta grandeur en cet affreux désert,

Demi-mort, sans secours, de blessures couvert ?

DAIRE.

Encore mon malheur au trépas se console.

Ayant de qui je puisse entendre la parole.

Ayant qui me suscite Alexandre vengeur,

De mon désastre su fidèle rapporteur ;

Mais qui es-tu ? ton nom ? ta qualité de grâce,

Afin que tel secret inutile ne passe.

POLISTRATE.

Polistrate nommé, qui Macédonien

Mérite quelque place entre les gens de bien,

Vieilli sous le harnois et connu d’Alexandre,

Autre ne saurait mieux cette charge entreprendre.

DAIRE.

Tu n’ignores comment deux traîtres inhumains,

Me détiennent aux fers, captif entre leurs mains,

Traîné dedans un char couvert de peaux relantes :

Or la frayeur saisit ces âmes fraudulentes

Sur le certain rapport qu’Alexandre approchait,

Ains que leur cruauté son supplice touchait,

Ils me viennent prier que ce péril extrême

Nous rendit compagnons d’une fortune même,

Que les Bactres atteins on pourrait réparer

Tel naufrage encouru, voire plus espérer :

Offre que rejeta mon courroux équitable,

Jusques à menacer ce couple détestable

De la punition d’un vainqueur généreux,

Capital ennemi d’actes si malheureux.

Lors mes tigres félons qu’époint la conscience,

À qui votre poursuite accrût l’impatience.

Me transpercent de traits, me laissent, fugitifs,

Errer où l’ont voulu ces animaux craintifs,

Qui leur faix secoué sans adresse ou conduite,

Bornent en ce désert, et ma vie et ma fuite.

POLISTRATE.

Ô tragique désastre, a nul autre pareil,

Pardonne si je dis qu’avec plus de conseil.

Grand Prince tu devais éprouver la clémence,

D’un, qui rien qu’aux combats n’use de véhémence,

D’un brave Roi qui sait son bonheur ménager,

Et ne t’eût onc voulu de la sorte outrager.

DAIRE.

Que veux-tu le destin sous son cruel empire,

Fait qu’es extrémités l’homme choisit le pire,

De gage donne moi que je touche ta main.

Et conjure en mon nom ce vainqueur tant humain,

Par sa grande bonté sur celles exercée.

Qui plus chères au monde occupent ma pensée,

Par la vicissitude à laquelle sujets,

De Rois nous devenons servilement abjects.

Par l’exemple mauvais que l’impunité donne,

(Si telle perfidie aux auteurs se pardonne)

Oblige ce héros, supplié de ma part.

Au juste châtiment des traîtres tôt ou tard,

Ainsi n’ait Jupiter que les cieux davantage,

Et puisse l’univers échoir a son partage :

Ah, l’excessive soif m’avance le trépas,

D’un peu d’eau maintenant ne me refuse pas.

POLISTRATE.

Office pitoyable, office qui me tue,

Relève un peu grand Roi ta constance abattue,

Surmonte tes malheurs à force d’endurer,

Trop violents à coup ils ne sont pour durer.

DATRE.

Tu dis vrai, cher ami, leur carrière affranchie

M’approche désormais de la parque fléchie,

Mon suprême désastre est qu’ingrat je ne puis

De ce bienfait reçu te produire aucuns fruits,

Défaut que te saura suppléer Alexandre,

Comme ceux qu’il m’a faits les Dieux lui doivent rendre,

Derechef te souvienne, ah l’esprit languissant

Au lieu de son repos désirable décent.

POLISTRATE.

Le voilà demeuré sans couleur, qui trépasse,

Ses yeux mornes éteins, ses membres sont de glace,

Qui ne demandent plus que la tombe à présent ;

Or mon retour ici ne peut qu’être nuisant,

Avertissons le Roi de si bonne nouvelle,

Lors libéré du soin qui le tient en cervelle,

Vu qu’en Daire abattu, son Empire debout

N’a plus de corrival dont il ne vienne à bout.

 

 

Scène II

 

ALEXANDRE, POLISTRATE, HÉPHESTION, CRATÈRE

 

ALEXANDRE.

Nous le tenons, enfants, une moindre poursuite

Accomplit la victoire en arrêtant sa fuite,

La harde dispersée, ayons, ayons le chef.

Afin de n’endosser le harnois derechef,

Afin que nous puissions, telle guerre étouffée,

Concevoir, généreux, quelque nouveau trophée ;

Un relâche s’entend au préalable pris,

Et chacun remportant de sa vertu le pris :

Mais il ne faut sursoir ou rebrousser arrière.

Si proches d’affranchir le bout de la carrière,

Le passé ne suffit, notre heur cloche imparfait,

Qui laisse échapper Daire après son camp défait :

Car toujours les sujets aiment originaires,

Leurs Princes naturels comme lui débonnaires.

Et eux vivants, a peine on les saurait ranger,

Sous le mors, bien que doux, d’un seigneur étranger,

À la révolte enclins, révolte légitime.

Pareil feu que sa cause éteinte ne supprime.

Chef-d’œuvre sans labeur, chef-d’œuvre d’un moment,

Pour ceux à qui le front au courage ne ment,

Pour ceux que mon service éprouve infatigables,

Qui sont de tout, hormis de la crainte, capables,

Mettons donc l’entreprise à sa perfection.

Mais qui précipité d’ardente affection

S’achemine vers nous, Polistrate ce semble,

Oui, soldat et prudent et courageux ensemble.

POLISTRATE.

Sire, Daire qui vient d’expirer ici près.

Massacré par les siens, hâtif me mande exprès

Vers votre majesté qui peut voir, avertie.

Ce pauvre corps gisant, l’âme à peine sortie.

ALEXANDRE.

Ô justes cieux qui sont les traitres inhumains,

Qui dans ce sang royal ont pollué leurs mains ?

POLISTRATE.

Le chef des Bactrians Besse avec Nabarzane,

Du parricide fait se rendirent l’organe.

ALEXANDRE.

Prince mille fois déplorable en ton sort ;

Guide nous sur la place et poursuis ce rapport.

POLISTRATE.

Comme pressé de soif j’aborde une fontaine,

Trouvée en ce vallon désert, à toute peine,

Les piteuses clameurs du chétif qui mourait.

M’attirent où son sang sur l’herbage courait,

Où son corps hérissé de flèches m’épouvante,

Monstrueux, méconnu pour personne vivante ;

Approché néanmoins il m’appelle au secours,

Se nomme, et d’un tel meurtre abrégeant le discours.

Me dit que le refus d’accompagner la fuite

De ceux dont fut aux fers sa liberté réduite,

Leur brutale fureur irrita tellement,

Qu’une grêle de dars l’atteint mortellement,

Qu’ils le laissent errer sans guide, sans ressource,

À la merci du char qui bornait là sa course ;

Char duquel renversé, je découvre plus loin

Les chevaux vagabonds paître l’herbe en un coin.

ALEXANDRE.

Réfère seulement ses paroles dernières.

Sans traîner un récit de frivoles matières.

POLISTRATE.

Aussi n’ai-je rien plus à déduire, sinon,

Qu’il conjura mourant votre invincible nom,

Votre clémence rare à celles adressée,

Que le sang et l’amour gardent en sa pensée,

Ne laisser impunis les auteurs de sa mort,

Vu que les plus grands Rois courent le même sort,

Si quelque impunité ces crimes favorise,

Ma dextre dans la sienne adonc de gage prise,

Ses yeux enveloppés d’une éternelle nuit,

L’âme avec le sanglot qu’elle pousse s’enfuit,

Sire, voilà son corps qui mesure l’arène,

Et vous donne du fait une créance pleine.

ALEXANDRE.

Trop à ma volonté, qui ne souhaitai pas

À ce Prince ennemi tel indigne trépas,

Qui ne puis que mon deuil ne se témoigne aux larmes,

Qui le couvrirai mort de cette cotte d’armes,

Protestant immoler à ses mânes heureux.

Ce couple d’assassins qui fuit en vain, peureux,

Pour qui n’a l’univers de retraite assurée,

Une peine exemplaire au forfait mesurée,

Un supplice inventé qui s’égale d’horreur,

À sa plus que brutale et damnable fureur.

Repose en cet espoir, vénérable Génie,

Qui confirmes ma gloire en la tienne finie.

Qui sus, comme le Ciel ne souffre deux Soleils,

Ne même Empire aussi deux Monarques pareils.

Ô grandeur périlleuse, ù marâtre fortune.

Depuis que la vertu succombe à ta rancune,

Depuis que tu te plais à faire trébucher.

Ceux de qui le pouvoir semble aux Astres toucher.

Plutôt que tes faneurs trompassent mon courage,

Me butine la parque en l’Auril de mon âge.

Or quelqu’un de vous rende à la mère ce corps,

Pours les derniers honneurs que désirent les morts,

Pour procurer (devoir enjoint de la nature)

À son fils trépassé, royale sépulture.

HÉPHESTION.

Sire, j’accomplirai ce pieux mandement,

Qui la victoire acquise illustre grandement.

 

 

Scène III

 

SISIGAMBE, HÉPHESTION, CHŒUR DE FILLES

 

SISIGAMBE.

Pourquoi cessent mes yeux vos larmes continues,

Que ne redoubles-tu tes sanglots dans les nues,

Captive Sisigambe à qui les ans chenus,

Sont pour mourir au monde immortels détenus ?

Mère d’un puissant Roi que la céleste envie,

Rend à cette heure esclave incertain de sa vie,

Esclave de ceux-là que barbares maudis,

Sa grandeur dédaignait en ce titre, jadis,

Ô astres trop cruels, trop inique fortune,

Ne devait assouvir votre vieille rancune

Un siècle qui sur lui se passe en cruautés,

Tant d’empires perdus, de peuples révoltés,

Sa chère Pénélope, ains son âme demie,

Morte en captivité (douloureuse infamie)

Las que pourrait de pis un Buzire endurer,

Un qui donnât aux Dieux sa race à dévorer ?

Rien certes, et pourtant Monarque légitime,

La Perse a toujours fait de ses vertus estime,

Affable, libéral, droiturier, courageux,

Qu’onc la prospérité ne rendit outrageux.

Ô secrets du destin qui gouverne le monde,

Secrets d’une Justice occultement profonde.

Mon imbécile esprit ne vous veut éplucher,

Et non plus du passé les causes rechercher,

Innocente je n’ai d’ambition suprême.

Qu’a précéder mon fils en la demeure blême,

Qu’a prévenir la fin honteuse qui l’attend ;

Mais quelqu’un survenu tes complaintes entend.

Modère la douleur qui détrempe ta face,

Qu’un pire traitement le vainqueur ne te face ;

Voici le plus aimé de tous ceux de sa cour,

Qu’accompagne une bière, ô lamentable jour,

Ta race ne vit plus elle repose éteinte

Dans ce plomb funéreux où la parque est dépeinte.

HÉPHESTION.

Madame recevez un lugubre présent,

Que le Roi Monseigneur, de sa clémence usant.

Vous permet inhumer en pompe solennelle.

Ainsi que le permet l’amitié maternelle,

Que porte la coutume et la condition

Des Monarques défunts, chez votre nation :

Deux traîtres ont occis ce Prince déplorable,

Qu’Alexandre poursuit, vengeur inexorable.

Et qu’il proposera, justement irrité,

D’exemplaire trémeur à la postérité.

Or qui plus vous console en pareil infortune,

Est que l’affection du vainqueur, toujours une,

Ne se démentira vers celle qui n’a plus

Autre appui que le sien, Daire au tombeau reclus.

SISIGAMBE.

Ô douloureux spectacle, ô nouvelle qui tue

La mère après l’enfant sa constance abattue ;

Filles, quelqu’une, hélas ! venez me soutenir,

Venez ce faible corps qui tombe retenir.

HÉPHESTION.

Pauvre Dame ton mal pitoyable me touche,

Plus que je n’oserai l’exprimer par la bouche,

Que l’on n’épargne rien qui face a son secours,

Et qu’à l’extrême on ait aux Médecins recours,

Le sexe me défend d’assister davantage ;

Or sus que le labeur entre vous se partage,

Vite, vite prêtez chacune ici la main,

À ce que de syncope on la tire soudain.

PREMIÈRE DAMOISELLE.

Hé Madame.

SECONDE DAMOISELLE.

Bons Dieux une sueur glacée

Me fait appréhender qu’elle ne soit passée.

PREMIÈRE DAMOISELLE.

Nullement, car son poux bat encore ma sœur.

SECONDE DAMOISELLE.

La mettre dans le lit me semblerait plus sûr.

PREMIÈRE DAMOISELLE.

Rien moins le chef baissé, contre terre étendue,

Attendons que premier la voix lui soit rendue.

SECONDE DAMOISELLE.

La voila qui renient en élevant ses yeux

Comme avec un dédain, vers la voûte des cieux.

SISIGAMBE.

Ah douce pâmoison, me fuis-tu si soudaine.

Sans traverser mon âme en la demeure vaine ?

Sans permettre à Cloton de désourdir mes jours,

Puisque l’ire céleste a désormais son cours.

Que ma longue misère à l’extrême venue.

N’a plus qui la nourrisse et qui la continue.

Nul désastre à venir ne me fait plus de peur.

Ainsi qu’aucun espoir ne m’allaite, pipeur,

Ores que son flambeau s’éteint en cette lame,

Où git un corps royal dépouillé de son âme,

Un corps issu de moi qu’arroseront ces pleurs,

Un corps qui d’imparfait n’eut rien que ses malheurs,

Qui manqua de fortune et non pas de courage,

Qui moissonné parmi le martial orage.

Moissonné sous le sort des armes, inconstant,

Modérait les regrets maternels a l’instant.

Las, mais quoi le destin voulut, irrévocable,

Donner cet innocent d’exemple remarquable,

Sur le théâtre humain, et en lui faire voir,

Comme les plus grands Rois cèdent a son pouvoir,

Comme l’heur des mortels ressemble une fumée,

Et comme la vertu en son droit opprimée.

Grands Dieux où me transporte une juste douleur,

Faisons place aux destins qui causent ce malheur,

Ce corps mis où les Rois ses ancêtres reposent.

Où mes vœux a le suivre inhumé se disposent,

Car le veuille le Ciel ou ne le veuille pas,

Je retrace mon fils en l’Érèbe tes pas.

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